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Classica : Dans quelle langue chanter les opéras ?

 CLASSICA N°227 (Novembre 2020)…

LA PETITE MUSIQUE D’ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT

De la traduction à la trahison

Dans l’Absolu, tout opéra doit être exécuté dans la langue qui inspira le compositeur, aucun doute n’est permis. Cependant, où se trouve l’Absolu ? Montrez-le-moi sur la carte. Qui habite ce pays ? En dehors des Absolutistes, quel individu connaît aussi bien l’italien, le français, l’allemand, l’anglais, le russe, le tchèque, le hongrois, soit les idiomes de Puccini, Poulenc, Strauss, Britten, Tchaïkovski, Dvorák, Bartók ?

Il n’y a pas de public absolu, mais des publics contingents, précis, circonstanciés, appartenant à une nation. Dès lors se repose la question : dans quelle langue présenter les opéras ? Pendant des siècles, on traduisit les oeuvres, particulièrement et intensément au XIXe où l’opéra jouissait de la popularité immense dont bénéficie maintenant le cinéma. Ainsi, les gens assistaient à une pièce chantée qu’ils comprenaient, drame ou comédie ; ils goûtaient du théâtre musical. Récemment, dans les années 1960, on préféra la version originale. Désormais, Wagner sonne allemand de Rome à Buenos Aires en passant par Londres, Dubaï ou Singapour. Résultat ? Les oreilles souffrent, les yeux peinent, l’esprit également. Les oreilles ? Peu de chanteurs étant déjà capables de prononcer leur langue, encore moins se révèlent aptes à en articuler plusieurs, et nous nous sommes habitués à des sabirs en papier mâché universellement opaques. Les yeux ? L’intelligibilité du récit étant supprimée par la distance qu’instaure l’usage d’un lexique étranger, les metteurs en scène ont pris la main et s’autorisent toutes les images, toutes les transpositions, parfois tous les détournements, usurpant la place du raconteur d’histoires. L’esprit ? Irréductible à des sons, l’opéra propose une action en musique, il offre un théâtre vocal ; or comment faire du théâtre quand son vecteur principal, les mots, n’arrive pas au spectateur ? Enfermé dans une démarche muséale, l’opéra a perdu son impact, la ferveur populaire, et s’isole, réservé à des élites consentantes… Quel gâchis !

Nos ancêtres manifestaient une vraie conscience artistique en traduisant les oeuvres. Intègres, les créateurs le souhaitaient, Gluck supervisant par exemple la version française de son Orphée italien. Bien sûr, les sottises et les abus surgirent : on glissa de la traduction à la trahison quand on changea inutilement les titres, Die Zauberflöte (La Flûte enchantée) devenant Les Mystères d’Isis, ou Der Freischütz un Robin des Bois. Malgré ces errances, cette pratique s’avérait bonne, autant pour les auditeurs que pour les chanteurs, lesquels, comprenant ce qu’ils chantaient et s’obligeant à le faire comprendre, étaient contraints à jouer. On s’étonne aujourd’hui, à l’écoute des vieilles cires, que divas et ténors de jadis détinssent une diction si claire, si nette. Ils n’avaient pas le choix, sinon on les huait !

Qui de nos jours serait houspillé pour une élocution imprécise ? Combien d’auditeurs imaginent encore qu’ils pourraient saisir ce qu’on leur interprète ? Certes, un compositeur n’écrit pas les mêmes mélodies pour une langue accentuée, sonore, comme l’italien, et pour une langue sourde, quasi plate, comme le français – il
suffi t de comparer les phrases de Bellini, Donizetti, Verdi avec celles de Gounod, Massenet, Debussy. Chaque langue dégage un horizon propre qu’explore le musicien. Mais l’opéra reste hybride, fragile, sublime, car il mêle plusieurs arts : la symphonie, le chant, la littérature, le décor, le costume, l’éclairage, la danse. Au fameux dilemme qui le hante sur la priorité ou non de la musique sur le texte, « Prima la musica o prime le parole ? », je réponds : « Primo il teatro ! »

ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT est écrivain, dramaturge et réalisateur.
Son dernier ouvrage, Journal d’un amour perdu, est paru chez Albin Michel.
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