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Classica : entretien avec Alexander Neef

SUR LE CHEMIN DE LA REPRISE

DEUX SEMAINES APRÈS SON ARRIVÉE, LE NOUVEAU DIRECTEUR DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS NOUS LIVRE SES PREMIÈRES IMPRESSIONS.

Quel est votre état d’esprit ? Comment vous sentez-vous depuis que vous avez pris possession des lieux ?

Nous, qui travaillons habituellement sur le long terme, nous devons d’être très réactifs en ce moment. Car nul ne sait ce qui va advenir avec la pandémie. Il faut être présent avec les équipes pour retrouver le chemin de l’activité en toute sécurité.

Vous avez été directeur de casting il y a une dizaine d’années à l’Opéra sous la direction de Gerard Mortier. Qu’avez-vous appris de lui ?

J’ai travaillé dix ans avec Mortier : à Salzbourg, puis ici. C’est lui qui m’a formé pour l’opéra, alors que j’étudiais encore à l’université pour devenir professeur de latin et d’histoire. Il fut mon mentor. J’ai toujours été marqué par l’amour très profond qu’il portait à l’opéra ; il était convaincu que ce genre importait à la société pour le vivre ensemble, dans sa dimension politique. Un théâtre est très égalitaire : lorsque la lumière s’éteint, on est tous pareils. L’expérience est partagée, et nous restons néanmoins une somme d’individus.

Comment avez-vous mis en pratique cette philosophie à la Canadian Opera Company, que vous avez dirigée pendant 10 ans ?

La culture en Amérique du Nord est essentiellement privée, le soutien gouvernemental se limite à 15 %. Il faut donc rassembler la communauté pour que le théâtre fonctionne, en lui donnant des raisons de venir voir des pièces qu’elle ne connaît pas. C’était intéressant pour moi de travailler ainsi, après avoir commencé ma carrière en Europe ; Salzbourg ou l’Opéra de Paris sont elles-mêmes des marques très fortes et un gage de qualité : le public a des attentes en arrivant.

Y a-t-il plus de latitude artistique dans un théâtre comme l’Opéra de Paris ?

Il y a surtout beaucoup plus d’activité ! Dans un système privé, produire beaucoup implique une prise de risque qu’on ne peut pas se permettre. Cela réduit ainsi la visibilité des institutions, et des arts.

Jusqu’à la crise du Covid, l’Opéra de Paris proposait environ vingt opéras et quinze ballets par saison. Conserverez-vous ces bases ?

Les équipes techniques nous permettent ce genre de production. Et nous disposons du public nécessaire : les ventes étaient plutôt bonnes avant le Covid. Il faudra néanmoins mettre en place une initiative de reconquête des publics à la fin de la crise.

Votre prédécesseur Stéphane Lissner estime que l’Opéra de Paris est « à genoux ».

Cette période d’inactivité prolongée a montré la fragilité de notre système économique. L’incapacité de générer des recettes de billetterie a posé rapidement problème ; personne ne l’avait anticipé et il faut être préparé à l’arrivée d’une autre interruption prolongée. Pour autant, la maison était plutôt en bonne santé avant la crise, avec une force économique considérable (mécénat, billetterie…). Le dernier état des lieux datant de 1995, sous Hugues Gall, nous en ferons un nouveau qui nous permettra de tirer des conclusions. Le soutien de 81 millions d’euros de l’État nous aidera à nous remettre sur pieds, même s’il n’ est pas de nature à régler le problème à lui seul. Mais je ne vais rien annoncer après deux semaines seulement, ce serait absurde et prétentieux.

Faut-il un directeur musical ?

Il y en aura un, et il est déjà choisi.

Sous l’ère Gall, trois ou quatre opéras par semaine alternaient entre Garnier et Bastille. On est désormais dans un système plus proche de la stagione. Quel est l’idéal selon vous ?

Je ne dirais pas que nous faisons du stagione : il y a beaucoup d’alternance et de spectacles en circulation. Il faut se méfier des séries qui deviennent trop longues. Mais depuis longtemps, nous répétons toutes les reprises, à la différence de Munich ou de Vienne. Je ne pense pas qu’il faille évoluer vers un système sans répétitions, mais j’aimerais maintenir cette tradition de reprises. Nous sommes dépositaires du patrimoine que nous gérons et que nous agrandissons. Cela permet de justifier notre place et notre taille.

Faut-il une troupe ?

Cela se justifierait dans le contexte actuel. En Allemagne en particulier, certaines fonctionnent très bien et permettent d’assurer aux chanteurs des revenus réguliers. Cela fait longtemps que nous n’en avons plus à l’Opéra de Paris ; en rétablir une poserait des questions en matière de droit du travail. Il faut que la troupe se renouvelle, or les outils juridiques (CDI e t CDD) manquent de souplesse.

Vous avez dit souhaiter développer le répertoire français. Quels titres verrons-nous dans votre programmation ?

Il faut avoir la place pour tout, avec une perspective de théâtre de répertoire, et une vue encyclopédique de celui-ci. Il ne s’agira pas de ce que j’aime ou non mais du répertoire nécessaire à cette maison, lequel ne sera pas conçu dans l’idée d’un festival permanent. Les tragédies
de Lully, Dardanus, Castor et Pollux de Rameau, Médée de Charpentier, Hamlet de Thomas, Cendrillon de Massenet, Oedipe d’Enesco ont des liens très forts avec Paris : depuis combien de temps ne les a-t-on pas entendus à l’Opéra !

De combien de productions disposez-vous au répertoire ?

Une bonne cinquantaine. Je ne suis pas dans une logique de déclassement systématique du passé : ce serait contraire à notre mission de théâtre de répertoire. Néanmoins nous avons des contraintes de place. Certaines productions sont en très mauvais état, et des considérations essentiellement pratiques vont prévaloir.

Quels seront vos choix en matière de mise en scène ?

J’aime l’idée que l’opéra passionne les gens ! L’indifférence est notre premier ennemi. Le metteur en scène et le chef doivent prendre beaucoup de décisions pour monter une production ; c’est l’oeuvre qui dicte ce que l’on peut faire ou non, et certaines offrent plus d’opportunités que d’autres.

Gerard Mortier avait des choix très affirmés là-dessus !

Je me sens plus libre que lui à cet égard. Je n’exclurai pas, entre autres choses, une mise en scène très classique.

 CLASSICA N°226 (Octobre 2020)…

Propos recueillis par Jérémie Rousseau


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