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Classica : entretien avec Aurélie Dupont « JE N’AI JAMAIS TRICHÉ »

Elle entame sa quatrième saison à la tête du ballet de l’Opéra de Paris. L’étoile Aurélie Dupont se confie et révèle ses audacieux projets pour la compagnie.

Vous êtes directrice depuis 2016 du ballet de l’Opéra de Paris et avez pris vos fonctions à la tête illustre institution qui fête ses 350 ans, à la suite de Benjamin Millepied. Tout cela doit peser lourd sur vos épaules.

Comment vous sentez-vous ?

De mieux en mieux ! Cette année, tous nos spectacles ont affiché quasi complet ! La maison se porte bien, et j’en suis très heureuse. J’ai hérité d’une compagnie, mais aussi en effet d’une longue histoire, d’un passé artistique, peut-être même d’une vision qui pouvait être différente de la mienne. Quand je suis arrivée, j’étais danseuse, je n’avais jamais dirigé auparavant.

Vos parents vous avaient d’ailleurs déconseillé de faire ce saut-là.

(Elle rit) C’est vrai, ils avaient peur pour moi. Danseuse étoile, c’est déjà difficile. Mais diriger le ballet de l’Opéra, c’était encore pire à leurs yeux. Pour concevoir ma première saison, on m’a donné seulement six mois… Eh bien, j’ai été « coaché », j’ai suivi des cours de management, j’ai beaucoup appris, et mes parents sont rassurés.

Avant vous, Benjamin Millepied avait fait un passage éclair, tout juste un an et demi, à la direction de la danse. Vous aviez eu des mots durs à son égard.

Ah oui ? Je respecte Benjamin. Il était venu avec de bonnes propositions artistiques, mais il n’était pas familier de l’Opéra. Et puis, hop ! il est parti. Les danseurs ont eu peur, ils se sont sentis abandonnés. Cette compagnie pour eux, c’est un lieu d’excellence, c’est toute une vie. Si on veut faire progresser ce ballet tout en cultivant l’héritage, il faut du temps. L’important pour diriger, je l’ai appris moi aussi, c’est de savoir s’adapter.

L’an dernier, vous avez dû affronter une rébellion des danseurs. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

J’ai pris du recul. Ce… bouillon journalistique a créé un grand malaise que tout le monde regrette aujourd’hui. Ce que j’ai découvert, c’est qu’il y avait un manque de communication entre la direction et les danseurs qui perdurait depuis des années. « On n’est pas assez écoutés, pas assez compris… » J’ai institué des rencontres régulières : quatre réunions par saison avec le corps de ballet, une par mois avec le comité d’expression artistique, un rendez-vous individuel avec chacun des 154 danseurs… Maintenant, je suis sûre que l’on avance ensemble. En fait, les danseurs avaient besoin d’avoir des conseils pour leurs rôles, de me voir en studio, de profiter de mon expérience d’étoile. J’ai découvert qu’ils avaient beaucoup de mal à identifier leurs propres qualités, ce qui explique ce manque de confiance qu’ils peuvent ressentir. Et je m’interroge sur la manière dont on apprend la danse, sur le regard que l’on porte sur eux et qu’ils portent sur eux-mêmes. Ont-ils suffisamment de modes d’emploi pour progresser ? Je veux donc les faire travailler différemment en insistant, non sur leurs défauts, mais sur leurs qualités.

Et les spécialiser dans certains styles ?

Je ne mets pas les danseurs dans des cases. Certains sont bons en classique, d’autres en contemporain, d’autres dans les deux. Classique et contemporain ne s’opposent pas. Ils se complètent. Je suis convaincue que la danse contemporaine fait progresser le danseur classique. Je le vois au quotidien. Et cela me rassure sur la vision que j’ai de la compagnie.

Quelle est donc cette vision ? Voulez-vous repenser la hiérarchie du ballet avec tous ces grades, de quadrille à premier danseur, auxquels on accède par le concours interne annuel ?

Du temps de Benjamin, la compagnie a voté pour la conserver. Imaginez que je donne le rôle d’Aurore dans La Belle au bois dormant à une sublime quadrille de 16 ans : elle se blessera à coup sûr car elle n’aura pas une technique suffisamment solide, ni la force physique et psychologique pour assumer le rôle, ni la maturité artistique. En classique, la hiérarchie protège. Elle est pertinente. Mais en contemporain, elle est frustrante. Quand ils font passer des auditions pour leurs créations, les chorégraphes se fichent de savoir si vous êtes étoile ou quadrille. Ce qui les intéresse, c’est la personne. Je ne peux pas leur demander de choisir uniquement parmi les étoiles, qui ont été nommées sur des ballets classiques. Ce n’est pas idéal…

 

Aurélie Dupont © Agathe Poupaney / Classica
Et donc…

Et donc, je m’interroge : nous avons des danseurs étoiles classiques. Pourquoi pas des danseurs étoiles… contemporains ? Pourquoi ne pas reconnaître le talent de certains qui, actuellement, ne peuvent devenir étoiles parce qu’ils n’ont pas le niveau en classique ? Et pourquoi, dans le concours annuel interne, n’offririons-nous pas aussi aux danseurs le choix de présenter, en plus de la variation imposée, une variation contemporaine libre ?

 

 

 

Des « étoiles contemporaines »… Cela implique d’estampiller certains styles actuels.

Tout est relatif. Pour moi, Mats Ek, c’est contemporain. Mais Jirí Kylián, John Neumeier, William Forsythe, c’est classique. En fait, ce qui est contemporain, c’est une écriture affirmée, un style, un langage. Peut-être aussi l’audace de rapprocher l’art dramatique et la danse : j’ai envie d’emmener les danseurs vers le théâtre, de les faire parler sur scène. J’y vais par étape. Nous avons commencé avec Play, un petit peu avec Carmen et on ira plus loin cette saison avec le Norvégien Alan Lucien Øyen.

Vous projetez donc de casser les barrières des styles et des arts ?

Tout au moins d’additionner les genres. La génération d’aujourd’hui est tellement talentueuse ! Très impatiente, mais si décomplexée ! J’aimerais faire de ces danseurs des artistes complets. Pour cela, ils ne peuvent pas danser exclusivement du classique, sinon à partir de 35 ou 37 ans, ils deviennent frustrés car leur corps n’est plus à même d’exprimer ce qu’ils voudraient. Ce n’est pas le cas en contemporain. Là est l’avenir du danseur : devenir un artiste complet. Car qui sait à quoi ressemblera le ballet de l’Opéra, qui est la compagnie référence, et même la danse, dans trente ans ? L’étoile classique avec son diadème sera-t-elle toujours le titre ultime ? Ne faut-il pas commencer à partager, à ouvrir un peu ? Voilà toutes les questions que je me pose.

On va vous dire : mais le répertoire, mais la tradition…

Il ne s’agit pas de retirer le répertoire ! Il est là, et bien là. Cette saison, nous donnons Raymonda et Giselle

Deux classiques pour plusieurs néoclassiques (Balanchine, Lightfoot) et trois créations contemporaines (Sugimoto, Pite, Øyen). Est-ce assez ?

Je dois composer avec le planning. Quand je dispose de l’orchestre de l’Opéra, je programme un classique. Mais quand il y a trente Lac des cygnes à Bastille qui mobilisent l’orchestre et la plupart des danseurs, je me dirige forcément vers le contemporain à Garnier. Par désir et par nécessité. Nous présentons presque 180 spectacles par saison, mais nous ne sommes pas assez nombreux aujourd’hui.

Et dépoussiérer les classiques comme Sylvie Guillem l’avait tenté avec Giselle ?

Ce n’est pas un sacrilège. En tant qu’étoile, j’avais supprimé plusieurs pantomimes, dans Giselle notamment, parce qu’ils étaient arriérées et surtout incompréhensibles. On parle d’héritage, mais de quoi s’agit-il exactement ? La mémoire de ceux qui transmettent évolue, la musicalité aussi.

En 2021, Stéphane Lissner cédera la direction de l’Opéra à Alexander Neef. Et vous ? Combien de temps vous faut-il pour e_ectuer la réforme que vous venez d’esquisser ?

Ça pourrait me prendre une semaine (elle rit). Non, je ne sais pas… Moi, je n’ai pas de limite de mandat. À l’orée de ma quatrième saison, j’ai vraiment le sentiment d’avoir compris beaucoup de choses. Je voudrais rester encore un peu. Peutêtre pas dix ans de plus… J’arrêterai quand je n’aurai plus d’idées ni d’envies de faire de nouvelles choses.

Un jour, Pina Bausch vous a dit que vous vous étiez construit une carapace de dureté.

Ah ! J’ai eu un parcours difficile à mes débuts. On me répétait que j’étais moche, grosse, incapable… Pour me protéger, j’ai travaillé à fond ma technique, et je suis devenue un petit robot. J’étais triste car je n’avais droit qu’aux rôles virtuoses et je perdais le goût de danser. C’est alors que Pina Bausch m’a sélectionnée pour Le Sacre du printemps. Elle m’a dit : « Je ne te choisis pas pour ta force, … » Pour lire la suite CLASSICA N°215 (Septembre 2019)…

Propos recueillis par Dominique Simonnet – Classica

 


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