CLASSICA N°228 (Décembre 2020)…
LA PETITE MUSIQUE D’ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT
Il ne se résout pas à clore son obligation
Si sa vie fut courte, son oeuvre est longue. Mozart mourut à 35 ans, mais nous légua des milliers d’heures musicales, un continent de 893 morceaux selon le catalogue Köchel. Avec lui, pas besoin de recourir aux esquisses pour nourrir notre appétit puisque nous jouissons de cinquante- cinq symphonies, de vingt-sept concertos pour piano, de dix-neuf opéras, sans compter les sérénades, les divertissements, les sonates, les variations, les quatuors. Et pourtant deux chefs-d’oeuvre non terminés figurent parmi ses pièces les plus jouées : la Grande Messe en ut mineur, le Requiem. Pourquoi ? Pourquoi sont-elles interrompues ? Et pourquoi, malgré leurs incomplétudes, nous parlent-elles autant ? J’ajouterais même : de quoi nous parlent-elles ?
Mozart compose la Grande Messe en ut mineur sans recevoir ni ordre ni monnaie. Lui-même la demande à lui-même, exception dans une carrière de musicien au XVIIIe siècle, lequel dépend des commandes. Mozart vient d’être congédié par l’horrible prince-archevêque Colloredo et a rencontré Constance Weber à laquelle il désire s’unir malgré l’hostilité de son père. En vérité, il expérimente une liberté toute neuve, échappant aux deux hommes qui ont pesé sur lui, Leopold Mozart et Colloredo.
Dans la Grande Messe en ut mineur, il s’affranchit du style religieux qu’on lui avait imposé auparavant et se place sous l’ombre de deux nouveaux patriarches, Bach et Haendel, des ancêtres baroques que le baron van Swieten lui fait découvrir chaque dimanche. Une nécessité intime le pousse à entreprendre cette pièce : il l’a promise à Dieu quand Constance était malade. « Lorsque j’ai fait ce serment, ma femme était encore célibataire, et comme j’étais fermement décidé à l’épouser peu après sa guérison, il m’était facile de faire cette promesse […] et comme preuve de la sincérité de mon serment, j’ai ici la partition d’une messe à moitié composée, qui attend d’être portée à son terme. » Voilà Constance remise, mariée à lui, délivrée de leur premier enfant. La musique se mue en Action de grâce, exprimant la
reconnaissance de Mozart envers Dieu. Amadeus, comblé, se sent « aimé de Dieu » et lui en sait gré. Cette félicité culmine dans le « Et incarnatus est », l’air de la soprano que chante Constance elle-même à la création, un air où la voix devient lumière et atteint le ciel.
Malgré ses soixante-cinq minutes, cette messe demeure incomplète ; il y manque une partie du Credo et l’Agnus Dei. Pourquoi ? Par insouciance ? Par paresse ? Par absence de rémunération à la livraison ? J’estime plutôt que Mozart, profondément croyant, n’arrêtera jamais d’attester sa gratitude à Dieu, qu’il ne se résout pas à clore son obligation, et que toute sa musique à venir sera Action de grâce. L’inachèvement crie cet intense amour.
Neuf ans après, Mozart accepte de l’argent pour écrire un Requiem. Hélas, la maladie l’empêche de dépasser le Lacrimosa, il s’éteint en laissant six numéros crayonnés. J’ose poser cette question : même s’il l’avait pu, l’aurait-il finie, cette messe des morts ? Le dialogue avec Dieu, l’entretien avec le Mystère cessent-ils jamais ? Comment la relation à l’Infini trouverait-elle une issue ? Le sommet du lien à Dieu, pour le remercier, pour le prier, pour le rejoindre, n’est-il pas le silence ? Et le sommet de l’art sacré n’est-il pas le silence qui le suit ? L’inachèvement de ses messes ne dit pas la légèreté de Mozart, mais sa profondeur, la conscience de son imperfection, l’intensité de sa foi.
Nous-mêmes, qui écoutons si souvent ces oeuvres, ne poursuivons-nous pas ce chemin dynamique de l’inachèvement, le seul qui nous soit réellement proposé ?
ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT est écrivain, dramaturge et réalisateur.
Son dernier ouvrage, Journal d’un amour perdu, est paru chez Albin Michel.
Classica c’est aussi l’actualité des concerts et des sorties de disques, la Petite Musique d’Eric-Emmanuel Schmitt, le billet d’humeur d’Alain Duault, la chronique d’Emmanuelle Giuliani…
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