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Classica : L’univers des voix

 CLASSICA N°237 (Novembre 2021)…

LE NOUVEAU NUMERO DE CLASSICA !

Les spécialistes de CLASSICA parcourent chaque mois la riche production discographique pour y distinguer les enregistrements phares, ceux qu’ils ont aimés beaucoup, passionnément ou à la folie.

Dans ce nouveau numéro, ils prélèvent la crème de la crème, les disques incontournables qui leur ont donné le vertige, les CHOCS des CHOCS : les CHOCS de l’année 2021.

 

LA PETITE MUSIQUE D’ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT

L’univers des voix

Je raffole de mon époque. Je l’apprécie parce qu’elle est riche du présent, mais aussi riche du passé qu’elle s’acharne à connaître. Ce dimanche, dans ma bibliothèque, en parcourant les rayons consacrés à la musique, je me délecte : diverses voix s’offrent, des sopranos, des mezzos, des altos, des ténors, des barytons, des basses, puis également des sopranistes, des hautes-contre, des contre-ténors, et même un bariténor, Michael Spyres, qui vient d’enregistrer des airs allant du la grave au contre-ré !

Aurais-je vécu durant les deux siècles précédents, je n’aurais jamais goûté une telle variété.

Paradoxe : les XIXe et XXe siècles, féconds en opéras, lieder, mélodies, appauvrirent l’univers des voix. D’abord, ils exigèrent des organes plus puissants, dans des lieux plus grands, avec des orchestres plus fournis : le gain de décibels entraîna une perte d’étendue et de couleurs. Ensuite, ils cessèrent de blesser des garçons pour créer des castrats, une salutaire abstention qui modifia la perception des voix au théâtre : on quitta l’irréel, le surnaturel, l’au-delà des genres permettant à une voix flûtée d’interpréter les souverains ou les guerriers, et l’on se voulut sage, réaliste, physique.

Des tessitures furent attribuées aux âges. La jeune fille devint une soprano, la femme épanouie une mezzo, le jeune homme un ténor, son concurrent mûr un baryton, le vieillard une basse. Cette répartition finit par prendre une aura d’évidence naturaliste. Combien de sopranos abandonnèrent la scène, le timbre intact, puisque leur corps n’affichait plus la silhouette de l’héroïne ! Combien de basses fringantes durent se blanchir les cheveux, se blêmir le teint, se dessiner des rides afin d’acquérir l’allure du père noble qu’ils jouaient ! Aux registres vocaux correspondirent des types de caractères. Ainsi, parmi les sopranos, la colorature suraiguë chanta la vierge, la folle, la coquette ; la soprano lyrique incarna la femme qui aime et qui pleure, la soprano dramatique celle qui aime, pleure et commande. Quant aux mezzos, les compositeurs leur octroyèrent les mères, les nourrices, les confidentes, ces matrones débarrassées d’émois sensuels.

Cependant, toute règle produisant ses exceptions, deux personnages érotiques apparurent, Carmen et Dalila, fatales, néfastes. Si la soprano souffre, la mezzo fait souffrir. Chez les mâles s’imposa une identique échelle descendante : à mesure que la voix gagne le grave, la dimension sexuelle s’exténue. Les ténors, êtres de désir, rayonnent ; les barytons, êtres de concupiscence, rivalisent ; les basses, êtres dépourvus de libido, se préoccupent uniquement de pouvoir, d’autorité.

Ce petit théâtre était-il fondé ? Exprimait-il une vérité somatique ? En fait, malgré ce que proclament Verdi, Massenet, Puccini avec leurs basses profondes, la voix masculine se perche au fil des ans. La féminine, certes, s’alourdit au cours du temps, mais elle repart dans les hauteurs après 80 ans. Il s’agissait donc d’un code arbitraire, d’une convention. Quoique naturelles, les voix relèvent de l’histoire.

La redécouverte du répertoire baroque, des castrats, du premier bel canto – celui de Rossini – a brisé ce cadre étroit. Grâce à l’archéologie, aux disques, reviennent vers nous des voix différentes, des voix longues, des voix oubliées, négligées, disparues, lesquelles ouvrent les portes et libèrent l’accès à un imaginaire fantasque.
Ce jour d’automne, en écoutant le bariténor Michael Spyres, ce chanteur d’aujourd’hui qui débarque du XVIIIe siècle, je me réjouis d’appartenir à une époque curieuse, intriguée, capable de dynamiter les poncifs.

ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT est écrivain, dramaturge et réalisateur.
Son dernier ouvrage, Journal d’un amour perdu, est paru chez Albin Michel.


Classica c’est aussi l’actualité des concerts et des concerts et des sorties de disques, la Petite Musique d’Eric-Emmanuel Schmitt, le billet d’humeur d’Alain Duault, la chronique d’Emmanuelle Giuliani…

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