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El Publico Teatro Real

FACE A EL PUBLICO – Teatro Real de Madrid, le 26 février 2015

 

 

Federico García Lorca est un immense poète, vénéré en Espagne comme dans le reste du monde. Restée inédite de son vivant, sa pièce de théâtre, El Público vient d’être adaptée pour l’opéra par le librettiste et romancier Andrés Ibáñez. Ce jeudi 26 février 2015, lors de la deuxième représentation de la création mondiale, le public du Teatro Real a accueilli l’oeuvre du compositeur espagnol Mauricio Sotelo avec enthousiasme.

 

El Público (c) Javier del Real

 

Le grand directeur Gérard Mortier est à l’origine du projet. Au cours d’une conversation avec le compositeur à Salzbourg en 2010, il lui fait part de son désir de lui passer commande d’un nouvel opéra. Lorsque Sotelo retrouve le directeur du Teatro Real quelques mois plus tard, ce dernier a déjà l’idée de El Público. Il raconte d’ailleurs que Gérard Mortier lui aurait avoué adorer la pièce mais ne pas la comprendre, lui confiant la mission de la dévoiler au monde, pour les spectateurs et pour lui-même ! Dans une interview accordée à Jorge Féliz, Mauricio Sotelo rappelle que les thèmes évoqués dans la pièce de García Lorca sont proches de ce que l’on connaissait du combat esthétique de Gérad Mortier : recherche de la vérité, rupture avec toutes formes de convention, masque et identité, évolution perpétuelle et au-dessus de tout, l’idée que le théâtre peut être un instrument pour changer le monde. Terrassé par le cancer, il y a tout juste un an, Gérard Mortier n’aura pas eu la chance d’assister à la création de l’opéra. Tout naturellement, Mauricio Sotelo lui a dédié.

 

El Público (c) Javier del Real

 

Le texte de Federico García Lorca a connu, lui aussi, un destin particulier. Ecrit en 1930, le brouillon de la pièce de théâtre sera conservé, incomplet, par l’ami intime Rafael Martínez Nadal. Le poète avait l’intention de la monter plus tard, dans une Espagne libérée et ouverte d’esprit. Il faut dire qu’il y aborde de façon étonnamment moderne, l’homosexualité. Il existerait deux versions complètes, disparues à ce jour. Ce n’est qu’en 1976 qu’est édité le manuscrit et la première de la pièce aura finalement lieu à Milan, en 1986, soit quarante ans après la mort de García Lorca (assassiné par des rebelles anti-républicains, en 1936).

 

José Antonio López (c) Javier del Real

 

L’action est assez difficile à résumer. Enrique, le directeur de théâtre est partagé entre sa vie intime et sa vie publique. Il désire faire un théâtre du vrai mais reste attaché aux apparences et au respect des conventions sociales. Après avoir invité le public à le rejoindre, dans la première scène, il se confronte à Gonzalo, son amant qui le pousse à se révéler tel qu’il est.

Dans la deuxième scène, il se souvient de son amour passé et de sa propre violence. Un empereur romain, symbole de la crudité sexuelle, apparaît alors et commet le viol et le meurtre d’un jeune homme.

La troisième scène, la plus absconse, tourne autour du personnage de Juliette. Enrique monte la pièce de Shakespeare. En prenant comme décor la tombe de la jeune fille, il semble atteindre son idéal de théâtre underground. Dans la scène suivante, sur fond de mouvement révolutionnaire, les spectatrices sont furieuses parce que dans la pièce, Juliette était en réalité, un homme. Victime du public, Gonzalo, à l’apparence christique, est sacrifié.

Dans la scène finale, le directeur de théâtre affronte un magicien et raille le théâtre du mensonge. Maintenant sûr de sa voie, il reste malheureusement seul après la mort de Gonzalvo. Il a froid mais invite toutefois le public à le rejoindre, comme au début de la pièce.

 

El Público (c) Javier del Real

 

L’écriture surréaliste d’El Público est parfois difficile à déchiffrer. Les personnages réels (le directeur de théâtre, les étudiants) côtoient Arlequin, des héroïnes mythiques comme Hélène et Juliette ou encore des figures imaginaires, comme ces spectateurs symbolisés par des chevaux. L’on imagine sur le plateau, la difficulté d’un metteur en scène à donner vie à cette histoire qui n’en est pas vraiment une. La force de la production signée Robert Castro, est de nous amener dans l’univers surréaliste simplement. Le metteur en scène a choisi une lecture au premier degré qui n’empêche pas quelques libertés bienvenues. Ainsi, une pluie de gants qui doit conclure l’oeuvre de García Lorca a été remplacée par des flocons, plus poétiques. Les décors sont constitués de quelques panneaux dessinés par Alexander Polzin, d’un labyrinthe, de grands miroirs qui reflètent la salle du Teatro Real ou d’un mur de casier dans les coulisses du théâtre. Une attention toute particulière a été apportée aux costumes (conçus par Wojciech Dziedzic), tous fantastiques avec une jolie utilisation des couleurs primaires ou du noir et blanc comme pour les chevaux/spectateurs.

 

El Público (c) Javier del Real

 

Beaucoup d’images fortes restent du spectacle qui réunit le chant, la danse, la déclamation, le flamenco et même, le cinéma muet. La fin de la troisième scène, plus confuse malgré le parfait travail du librettiste Andrés Ibáñez a, semble-t-il, découragé quelques rares spectateurs. Dommage, car le plus beau tableau était celui de la quatrième scène, après l’entracte. Sur le plateau, deux immenses miroirs démultiplient l’image d’un corps supplicié. A l’arrière plan, les choristes apparaissent par transparence tandis que deux chanteurs se répondent d’une loge à l’autre. Robert Castro a contourné les scènes les plus crues mais ne les a pas éludées, se servant d’un mannequin pour suggérer le viol du jeune homme ou encore d’un sexe en érection en lainage, intégré au costume du centurion. L’homo-érotisme de la deuxième scène est porté par les corps de deux danseurs magnifiques (les très beaux numéros de danse sont signés Darrell Grand Moultrie, le chorégraphe attitré de la chanteuse américaine Beyonce).

 

El Público (c) Javier del Real

 

Il revient à la musique d’exprimer la complexité et la poésie de Federico García Lorca. Mauricio Sotelo réussit à ouvrir sa partition à toutes les influences, tout type d’instruments jusqu’à l’électroacoustique, tout en restant profondément espagnol. L’utilisation du guitariste et des deux célèbres chanteurs de flamenco (Cañizares, Arcángel et Jesús Méndez), dans le contexte d’une écriture contemporaine est une idée de génie. Les deux artistes déclament les phrases les plus poétiques comme cet « Amor del uno con el dos ». Malgré la langue si codée et si particulière du flamenco, Sotelo parvient dans sa musique, à la rendre universelle. L’écriture vocale est fluide et permet aux chanteurs de s’illustrer. Grâce aux aigus percutants écrits pour le rôle de Juliette, la jolie soprano Isabella Gaudí est remarquable. José Antonio López, dans le rôle d’Enrique le Directeur, traduit à merveille les tourments de son personnage. La voix de Thomas Tatzl, baryton également, possède un timbre plus charmeur qui sied parfaitement à Gonzalo, l’amant sacrifié incarné de manière sensible. Même amplifiés avec effets sonores, les cinq autres solistes défendent tous leur partition avec engagement. De même, la direction de Pablo Heras-Casado et les musiciens du Klanforum Wien ne méritent que des éloges.

 

El Público (c) Javier del Real

 

Même si dans les murs du Teatro Real, on ne peut s’empêcher de penser à Gérard Mortier et à un opéra testamentaire, El Público de Mauricio Sotelo est une oeuvre personnelle et une indéniable réussite qui connaîtra, souhaitons-le, de nombreuses reprises dans le monde.

 

 

Hugues Rameau-Crays

Music & Opera – 4 mars 2015